Elle avait l’air de n’avoir plus de rêves, la dame qui feuilletait nos livres et me questionnait, d’être ancrée dans un désenchantement sans fin. Elle avait l’air sévère des gens qui sortent rarement de leur zone de confort.
Et quand je lui ai dit qu’en plus de tout ce qu’elle avait déjà constaté avec inquiétude, ce métier d’éditeur, (de petit éditeur en mode combat quotidien), celui d’auteur, (plus valorisant mais pas simple non plus), les nombreuses interventions, ateliers et autres, pour financer les publications et défendre nos auteurs, et les expositions qui nécessitent une logistique importante, quand je lui ai dit qu’à tout cela donc il fallait ajouter une volonté sans faille de ne n’aborder que le réel, là vraiment elle a montré des signes de consternation très clairs.
Mais puisqu’on vous dit, Madame, que le réel ça nous passionne, nous bouleverse, nous révolte, nous grandit, nous remplit totalement et nous occupe très largement. Et qu’on trouve notre compte, non pas vraiment dans nos comptes, mais bien dans ce bonheur de découvrir le travail de Marc Montméat à Lourdes pour le volet III de la collection Territoires, ses choix d’y être présent lors du pèlerinage militaire et de nous questionner, à travers ses images, sur notre propre relation à la foi, à la liberté, à la tolérance. Que, dans ce même volet, Nicolas T. Camoisson rend un très bel hommage à Alep et ravive une mémoire que nous ne voulons pas laisser s’éteindre.
Et puisqu’on vous assure, Madame, que la publication du livre d’Abdulrahman Khallouf, Ne parle pas sur nous. Chroniques syriennes, fin mars 2017 nous comble totalement parce qu’il décrit, avec son langage bien à lui et une totale liberté, la vie et le quotidien difficile d’un enfant alaouite, alaouite et pauvre, dans la Syrie d’avant la guerre. Et qu’on y lit là les germes de la guerre, la douceur, malgré tout, de l’enfance, la puissance de la dictature et que tout cela, ces mots, cette histoire, ce regard, nous permet de comprendre mieux, plus, la Syrie, la révolution, l’exil.
Et qu’on attend, avec une impatience joyeuse, les récits de Sophie Poirier qui mène, à son rythme et comme elle le sent, son enquête chez les libraires pour en dresser des portraits qui vont nous entraîner dans une cartographie de lieux uniques, sur les chemins de ceux qui lisent et écrivent et dans la maille dense d’un métier qui nous demeure essentiel parce que ces veilleurs-vaillants que sont les libraires nous maintiennent debout. Et que tout autant, on attend, avec le même enthousiasme, le retour de Madrid de Diego Sanchez-Cascado qui revisite sa ville avec son regard précis et fin pour nous permettre un voyage différent dans l’Espagne d’aujourd’hui.
Et qu’en plus de tout cela, Nicolas T. Camoisson travaille d’arrache-pied pour faire émerger ce livre, Les tréteaux du Matin, sur les producteurs du marché Saint Roch et qu’il puise dans ce projet, compliqué et long, un indiscutable bonheur à découvrir les métiers de ceux qui travaillent la terre ou partent en mer.
Et puisqu’on vous dit, Madame, que le réel c’est le sel de la vie, ce sel qui invite à la fiction justement, ce sel qui vaut que l’on se lève et que l’on sacrifie un peu de nos conforts parce que ce qui prime pour nous ce sont ces rencontres avec ces autres qui multiplient nos horizons.
Et puisqu’on vous dit, Madame, que le réel, c’est le monde autour de nous, qu’il est beau et terrifiant à la fois mais que c’est nous le faisons.